Approche ou procédure?
Il en va de même de toute nouvelle stratégie qu'on cherche à implanter à
l'armée, en affaires ou en éducation. A l'origine, il a eu, dans l'âme de
certains dirigeants, une vision nouvelle, généreuse et exaltante de la mission à
remplir. Et on s'est dit que si on agissait dans cette nouvelle optique, on
ferait avancer la société dans la voie du changement vers le mieux. Au mess des
officiers du quartier général, on s'est donc efforcé de décrire la stratégie
nouvelle: de la guerre de tranchées on passera à l'offensive par des unités
autonomes qui, guidées par un objectif commun, adapteront leurs tactiques selon
les circonstances. En affaires, on décentralise et on responsabilise la première
ligne. En éducation, on préconise l'approche par compétences.
L'approche, c'est l'action d'avancer prudemment vers la cible sans foncer
dedans. L'approche s'accompagne d'observations patientes et de cheminements
détournés. On ne passe à l'offensive qu'au moment opportun et encore, de façon
ponctuelle et apparemment aléatoire.
L'approche est l'affaire du commando, de l'équipe de résistants perdue dans le
maquis, dans le chaos, qui n'a de rapports avec l'ensemble de la troupe que par
le partage du sens de la mission, la liberté.
Faire de son élève un humain compétent, c'est une tâche impossible à réaliser
pour un maître, mais c'est un idéal duquel il doit s'approcher. En effet, la
paternité ou la maternité nous a déjà appris humblement que l'expérience était
impossible à transmettre, et que l'élève devait chaque fois refaire, parfois
douloureusement, sa propre expérience au laboratoire de la vie.
Après avoir accumulé les expériences et les connaissances, l'homme et la femme
doivent s'arrêter, relire leurs façons de faire et prendre conscience de leur
compétence propre. Entre avoir de l'expérience et être compétent, il y a un
passage que l'humain ne peut faire que dans la solitude. Le maître ne peut que
s'approcher respectueusement de l'élève pour l'aider, par son seul regard, par
sa présence et par son renoncement, à être vrai, et à préciser le sens qu'il
décide de donner à sa mission.
Cela a l'air très philosophique, mais c'est vachement pragmatique quand il
s'agit de former une équipe de saboteurs qu'on va parachuter la nuit en plein
territoire ennemi.
Oui, il faut combattre, gérer et enseigner avec une approche par compétences!
Mais en sortant du mess des officiers où, quelques bières aidant, l'exaltation
pour le nouveau projet était à son comble, les généraux son rentrés dans leurs
bureaux. Et là, on s'est mis tout de suite à consulter les experts et à
opérationnaliser la nouvelle approche. On a donc élaboré un programme, défini
les objectifs et les sous objectifs, fixé les standards, établi les critères de
performance, précisé les contextes de réalisation, dégagé les éléments de
contenu et les caractéristiques, pour enfin, faire de la compétence «un ensemble
intégré et fonctionnel de connaissances, autant déclaratives, procédurales que
situationnelles, d'habiletés, tant d'ordre cognitif, psychomoteur, affectif que
socio affectif, et des comportements généraux, qui traduisent des attitudes
profondes ainsi que des habiletés fondamentales, permettant d'exercer
convenablement un rôle, une fonction, une activité, une tâche ou une action
complexe.» La procédure suit...
La procédure désigne les formes suivant lesquelles on doit aller de l'avant. Il
n'est pas question ici de s'approcher. On fonce. Et en camion. Les fantassins
embrigadés se sont fait lessiver le cerveau par un sous-officier de service et
ils partent résignés vers une nouvelle destination. Voilà comment à l'armée,
dans les affaires et en éducation, on passe du rêve à la réalité. On finira par
remplir une couple de formulaires supplémentaires et tout continuera comme
avant. On aura changé un peu la forme, mais l'esprit aura été étouffé. Mission
bureaucratique accomplie!
©Albert Davoine : LR1997-01


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